Ivermectine – un même médicament pour l’homme et l’animal: dangers, vérités et confusions

Ce médicament qui soigne tout le monde vraiment ?

Découvert dans les années 1970, l’ivermectine est un antiparasitaire révolutionnaire utilisé chez l’humain et chez l’animal. Récompensée par le prix Nobel en 2015, cette molécule a permis de traiter des maladies comme l’onchocercose, la gale ou encore certaines parasitoses intestinales.

Son usage vétérinaire est tout aussi répandu : vermifuge pour chevaux, antiparasitaire pour chiens ou bovins. Cela a conduit certains à penser, à tort, que l’on pourrait employer les mêmes produits d’un domaine à l’autre.

Cette confusion a atteint un sommet durant la pandémie de COVID-19, où des formulations vétérinaires ont été utilisées chez l’humain, souvent sans supervision médicale, parfois avec des conséquences graves. Des intoxications, notamment neurologiques, ont été rapportées après des surdosages ou des interactions médicamenteuses (avec des inhibiteurs du CYP3A4/P-gp comme le ritonavir ou le kétoconazole).

Dans cette série d’articles, nous expliquerons pourquoi l’ivermectine ne peut pas être considérée comme un produit universel et inter-espèces, malgré une molécule commune. Formulation, dosage, métabolisme, sécurité : tout diffère profondément entre les usages vétérinaires et humains.

Une molécule venue de la terre : l’histoire improbable de l’ivermectine

L’histoire de l’ivermectine commence en 1973, lorsqu’un microbiologiste japonais, Satoshi Ōmura, isole une bactérie du sol appartenant au genre Streptomyces. Cette souche produit des composés naturels aux propriétés antiparasitaires puissantes. L’un d’eux, l’avermectine, est ensuite modifié chimiquement par le Dr William Campbell et son équipe pour créer une version plus stable et plus active : l’ivermectine.

D’abord testée sur des animaux, la molécule montre une efficacité exceptionnelle contre les vers intestinaux, les poux et les acariens. L’ivermectine devient dès les années 1980 un traitement de référence dans la médecine vétérinaire.

Rapidement, son efficacité contre des parasites humains est prouvée, notamment dans la lutte contre l’onchocercose (cécité des rivières) et la strongyloïdose. Elle est distribuée gratuitement dans des pays d’Afrique et d’Amérique latine via le programme Mectizan, sauvant des millions de personnes.

En 2015, Satoshi Ōmura et William Campbell reçoivent le prix Nobel de physiologie ou médecine. Mais au-delà du succès, un fait fondamental reste ignoré du grand public : l’usage chez l’humain et chez l’animal n’est pas interchangeable. En témoignent les différences profondes en matière de formulation, de tolérance et de sécurité.

Même molécule, usages très différents : comprendre les vraies différences

Ivermectin est une substance active unique, mais son utilisation diffère profondément selon qu’elle est destinée à l’homme ou à l’animal. Cette distinction ne repose pas seulement sur une question réglementaire ou commerciale : elle répond à des impératifs médicaux, biologiques et toxicologiques précis.

Des dosages sans commune mesure

L’un des écarts les plus frappants concerne les dosages. Un humain adulte reçoit généralement entre 0,2 et 0,4 mg d’ivermectine par kilogramme de poids corporel. En revanche, les animaux de grande taille – chevaux, bovins – peuvent recevoir des doses bien plus élevées, adaptées à leur masse corporelle et à leur tolérance physiologique.

Un simple calcul montre le danger potentiel : une pâte d’ivermectine conçue pour un cheval de 500 kg contient une quantité massive de principe actif. Utilisée chez l’homme, même en quantité réduite, elle peut conduire à un surdosage entraînant nausées, vertiges, troubles neurologiques, voire coma dans les cas extrêmes.

Des formulations incompatibles

Au-delà des doses, la composition même des produits varie. Les médicaments vétérinaires contiennent souvent des excipients – solvants, épaississants, arômes, agents conservateurs – qui ne sont pas autorisés en médecine humaine. Ces substances, anodines pour un animal, peuvent être mal tolérées, voire toxiques, pour un être humain.

Les formes pharmaceutiques aussi divergent : solutions injectables pour le bétail, pâtes orales pour chevaux, gouttes pour chiens… Ces formes n’ont jamais été testées chez l’homme et ne répondent pas aux standards de sécurité et de biodisponibilité exigés en médecine humaine.

Une pharmacocinétique propre à chaque espèce

Le métabolisme de l’ivermectine varie d’une espèce à l’autre. Ce qui est bien absorbé ou rapidement éliminé par un animal peut s’accumuler chez l’humain. Inversement, un dosage sûr pour l’homme pourrait être inefficace ou dangereux chez l’animal. Ces différences interspécifiques expliquent pourquoi l’automédication croisée est risquée, voire irresponsable.

Ainsi, malgré une molécule commune, les usages vétérinaires et médicaux de l’ivermectine relèvent de logiques très différentes, basées sur des données scientifiques précises. L’apparente simplicité du produit masque en réalité une complexité pharmacologique qu’il ne faut pas sous-estimer.

Pourquoi vous ne devez jamais utiliser une version animale sur vous

L’utilisation de formulations vétérinaires d’ivermectine par l’être humain n’est ni anodine ni sans conséquence. Malgré la présence d’un principe actif identique, les différences de concentration, de forme galénique, de tolérance biologique et de statut juridique rendent cette pratique dangereuse, inefficace et illégale.

Des doses inadaptées et risquées

Chez l’adulte, la dose thérapeutique standard d’ivermectine est de 0,2 mg/kg, pouvant aller jusqu’à 0,4 mg/kg dans certains cas graves (gale croûteuse, strongyloïdose disséminée). Pour une personne de 70 kg, cela correspond à 14 à 28 mg.

Or, une seringue vétérinaire type (pâte orale pour chevaux), dosée à 6–18 mg/g sur un volume de 6 g, contient entre 36 et 108 mg d’ivermectine – soit 3 à 8 fois la dose maximale prévue pour un adulte humain. De telles doses exposent au risque de surdosage aigu, surtout en l’absence de contrôle médical.

Une toxicité neurologique bien documentée

Des effets secondaires sévères sont rapportés en cas de prise de doses ≥10 fois la dose thérapeutique, ou en présence d’interactions médicamenteuses. Les symptômes incluent :

  • ataxie,
  • confusion mentale,
  • somnolence extrême,
  • coma,
  • bradycardie et
  • hypotension artérielle, associés à une dépression du système nerveux central.

Des cas d’encéphalopathies graves ont aussi été décrits dans certaines régions d’Afrique (RCA, Cameroun) chez des patients infectés par Loa loa, même avec des doses standards : la destruction massive de microfilaires dans le système nerveux central peut entraîner des convulsions, un coma et la mort. C’est pourquoi un dépistage de la microfilarémie est impératif dans les zones concernées avant toute administration.

Interactions médicamenteuses critiques

L’ivermectine est métabolisée principalement par le cytochrome CYP3A4 et transportée par la glycoprotéine P (P-gp). L’inhibition de ces voies entraîne une augmentation dangereuse des concentrations plasmatiques.

Inhibiteurs puissants :

  • kétoconazole,
  • ritonavir,
  • clarithromycine,
  • jus de pamplemousse.

Inducteurs puissants :

  • rifampicine,
  • carbamazépine,
  • phénytoïne – diminuent l’efficacité du médicament.

Par ailleurs, l’ivermectine peut potentialiser les effets anticoagulants : des cas d’augmentation du rapport INR ont été observés chez les patients traités par warfarine, nécessitant une surveillance rapprochée.

Des excipients non destinés à l’homme

Les formulations vétérinaires contiennent souvent des excipients toxiques pour l’homme :

  • les pâtes orales sont aromatisées pour les chevaux,
  • les solutions injectables ou « pour-on » (usage cutané pour bovins) contiennent de l’isopropanol, du butanediol, et d’autres solvants interdits pour l’usage humain.

Ces préparations sont dosées à 10–20 mg/ml, parfois absorbées accidentellement par voie orale ou transcutanée.

La biodisponibilité, la stabilité et la tolérance de ces formes n’ont jamais été évaluées chez l’homme. L’administration hors indication de tels produits relève d’une prise de risque inutile.

Un usage illégal selon la loi

En France, selon l’article L.5121 8 du Code de la santé publique, l’utilisation humaine d’un médicament vétérinaire sans autorisation est interdite. En Belgique, l’AR du 14/12/2006 interdit également toute détention ou prescription de médicaments vétérinaires à usage humain. Ces infractions peuvent entraîner des amendes allant jusqu’à 75 000 €, voire des poursuites pour mise sur le marché illégale de médicaments.

L’importation en ligne de ces produits, même à usage personnel, constitue une infraction douanière, avec saisie à la frontière et sanctions administratives.

Des alternatives humaines sûres et encadrées

Les formes humaines d’ivermectine sont disponibles sous contrôle médical :

  • comprimés de 3 mg et 6 mg (génériques ou marque Stromectol),
  • crème à 1 % (Soolantra) pour la rosacée,
  • conditionnées selon les normes GMP,
  • validées par des essais cliniques et soumises à pharmacovigilance.

Ces produits permettent un usage efficace, documenté et sécurisé, à l’inverse des formulations vétérinaires, imprévisibles et potentiellement dangereuses.

Un médicament d’hier et de demain ? Perspectives et limites de l’ivermectine

L’ivermectine a sauvé des millions de vies en Afrique, en Asie et en Amérique latine grâce à son efficacité contre les parasites. Son impact est tel qu’elle est parfois qualifiée de « pénicilline antiparasitaire ». Mais peut-elle aller au-delà de ses indications classiques ? Et quel est son avenir dans la pharmacopée humaine ?

Recherches hors parasitologie : entre espoir et prudence

Ces dernières années, des travaux ont exploré les propriétés antivirales, anti-inflammatoires et même anticancéreuses de l’ivermectine. Des études in vitro ont montré une inhibition de la réplication de certains virus (Zika, dengue, SARS-CoV-2), mais les concentrations efficaces en laboratoire sont très supérieures à celles atteintes chez l’homme sans danger.

De grands essais randomisés comme TOGETHER (2022) et ACTIV-6 (2023) ont évalué l’ivermectine contre le COVID-19. Résultat : aucun bénéfice clinique significatif. Ces données ont conduit l’OMS et l’EMA à déconseiller son usage dans ce contexte, sauf dans des protocoles de recherche.

Quant à ses effets anticancéreux ou neuroprotecteurs, ils restent expérimentaux et non validés cliniquement. Les mécanismes observés (modulation de la voie Wnt, inhibition des canaux ioniques, régulation de l’autophagie) sont prometteurs, mais encore très loin d’une application thérapeutique concrète.

Un usage ciblé, raisonné, encadré

L’avenir de l’ivermectine ne réside pas dans son emploi généralisé ou détourné, mais dans son intégration intelligente et précise dans des protocoles validés. En tant qu’antiparasitaire, elle reste irremplaçable dans certaines régions du monde. En tant que molécule candidate à d’autres usages, elle doit suivre le même chemin scientifique que n’importe quel médicament : essais rigoureux, évaluations indépendantes, cadre réglementaire strict.

Références utiles et sources officielles